"Dans le rap belge, on sait très bien qu'on ne vendra pas d'albums"

May 15th, 2014, 11am

1997. Le rap belge écrit son histoire. Total Respect : la génération hip-hop en Belgique. Premier ouvrage à se pencher en profondeur sur les cultures urbaines, il est encore, dix-sept ans plus tard, la seule référence sur le sujet. L’auteur, Alain Lapiower, est le directeur des Lezarts-Urbains, une association qui œuvre et milite depuis plus de vingt ans pour la promotion des cultures urbaines. Grand témoin de la scène rap bruxelloise, il revient sur les mutations d’un microcosme en quête d’identité. Gentrification, influence française, manque d’infrastructures… Entretien.

Comment le rap a changé ces dernières années ?

Il y a eu une évolution spectaculaire de l’audience du rap en Belgique. Entre les années 90 et 2000, le public du rap était essentiellement un public populaire, issu des quartiers, avec une forte présence d’immigration. Depuis trois ou quatre ans, il y a une mutation importante. On constate qu’un public différent se passionne pour cette musique. Des jeunes issus de la classe moyenne, beaucoup d’étudiants aussi qui remplissent les salles de concert. Cela va de pair avec l’apparition de nouveaux artistes issus des mêmes milieux. Disons que ça vient d’un mouvement général de déplacement de l’épicentre de l’impact du rap. De plus en plus de jeunes viennent du « tout public ». Tout public entre guillemets parce que je pense que ça reste quand même quelque chose de spécifique, qui n’est pas le grand public. Ce public reste alternatif, il ne s’intéresse pas au mainstream, à la variét’.

Avant, l’épicentre était Schaerbeek, Molenbeek, aujourd’hui il s’est un peu déplacé ?

Il y a encore des rappeurs qui viennent de ces quartiers de Bruxelles, mais la proportion a changé. Dans le temps, il y avait une minorité de jeunes issus de quartiers plus aisés, un quart du public et des artistes environ. Maintenant, la proportion s’est parfaitement inversée. Il ne reste qu’une minorité de jeunes de ces quartiers populaires.

Est-ce une mutation plus générale de Bruxelles ?

C’est une question qu’on peut se poser. Bruxelles est en mutation. Elle devient une ville qui ressemble de plus en plus aux grandes métropoles européennes. Bruxelles a longtemps été en retard culturellement, pas très dynamique, au regard de ce qui se passait à Amsterdam, Paris et ailleurs. C’est en train de changer, les loyers augmentent, la population change, il y a une gentrification assez forte. Les populations issues de l’immigration et des milieux populaires quittent le centre de Bruxelles. Beaucoup partent en province, où c’est moins cher. L’évolution du rap va de pair avec ce mouvement. Jusqu’où ça ira ? Ce n’est pas encore très clair. Nous ne sommes qu’au début, on manque encore de recul.

Dans votre livre, vous citez Ali S, un rappeur belge, qui disait « pas question que les fils à papa se prennent pour des B-Boys ». C’est ce qui est arrivé aujourd’hui ?

C’est effectivement arrivé. Les thématiques du rap ont changé. Avant, les textes de rap parlaient de sujets très sociaux. Les difficultés de vivre dans les quartiers, la misère. Bien sûr l’agressivité liée à ces situations et le sentiment de rejet se ressentaient dans les paroles des rappeurs. Maintenant ce n’est plus du tout le cas. Le rap se limite aux états d’âme des jeunes. C’est d’avantage le mal de vivre de la jeunesse qui s’entend. Mais pas de la jeunesse pauvre, plutôt des jeunes qui se demandent ce qu’ils foutent là. Ils se questionnent sur leur avenir devenu incertain. Ils font des études mais se demande à quoi ça sert. Se bourrent la gueule, fument des pets et parlent de ça. Ca ressemble plus finalement aux thèmes qu’il y a dans le rock et dans la pop-rock. À la place de la colère, il y a une espèce d’ironie ou d’humour grinçant qui subsiste. Il y a beaucoup plus de lucidité dans le rap d’aujourd’hui.

Quelles sont les scènes emblématiques du rap bruxellois ?

Il n’y a pas de structure dédiée au rap. Plutôt des lieux généralistes et culturels qui ouvrent périodiquement leurs portes à cette musique. Bien évidement, beaucoup moins que ce ne serait souhaitable. Il y a le Botanique par exemple. Mais s’il y a dix concerts de rap par an c’est déjà beaucoup. Ils condescendent à organiser quelques trucs. Mais ils ne le font pas avec n’importe qui. Il faut montrer patte blanche. Deux ou trois structures seulement ont le privilège de travailler avec le Botanique.

Est-ce plus facile de faire du rap à Bruxelles aujourd’hui ?

Oui, c’est plus facile, bien sûr. Dans le temps, c’était la galère totale. Il y avait une telle frustration, un tel manque que quand il y avait une soirée, cette frustration sortait. Le public était remuant, il y avait des bousculades… Mais jamais de trucs trop trash comme en France. Quelques petites bagarres, des bousculades, des carreaux cassés…mais rien d’excessif. La Belgique n’est pas un pays trop violent. Enfin, les problèmes demeurent, donc la frustration aussi. Le Botanique, pendant 10 ans ils n’ont plus voulu rien faire. Tout ça parce qu’une soirée s’est mal passée. Maintenant ça va, mais ils ont toujours l’oeil… L’année dernière, on a eu un petit problème parce qu’il y a eu des tags. Quelques taggeurs se sont un peu laissé aller. Et on a payé ça cher.

Y a-t-il un style belge ou bruxellois ?

Assurément oui. Même si ce n’est pas quelque chose que l’on peut pointer de manière exacte. Je pense que le rap belge a été fortement influencé par le rap français. Certains s’en défendent parce qu’ils n’aiment pas qu’on dise ça, mais c’est la réalité. Il y a des réminiscences. Il y a eu des influences mais certaines choses restent spécifique à la mentalité locale. Il y a une manière de ne jamais vraiment se prendre au sérieux, de ne pas trop se la péter. On sait très bien que de toute façon on ne vendra pas. Ca ne sert à rien de jouer les cailleras alors qu’on n’en est pas une. Ici on l’a bien compris. Il y a quelques rappeurs belges assez drôles. Je pense à James Deano, qui en a fait son fond de commerce.

Un vocabulaire particulier ?

Des mots liés aux usages d’ici. Liés aux immigrations locales. On a beaucoup de Congolais à Bruxelles, beaucoup de Maghrébins aussi, même si ce n’est pas différent de la France. Sinon, comme spécificité vraiment bruxelloise, il y a l’accent. Comme le rap est plutôt une forme décomplexée, on n’est pas gêné par l’accent, ce qui n’est pas le cas dans les autres formes de musique, en chanson française ou en rock. Dans le rap, on s’en fout. Ca a un côté très local, le rap. On valorise l’endroit d’où l’on vient, le quartier, et Bruxelles n’y échappe pas. Ici, on parle beaucoup de Bruxelles dans les morceaux. Il y a eu le fameux morceau de Scylla, BX Vibes, qui n’est pas seulement intéressant en temps que morceau de Scylla, mais qui est intéressant aussi parce qu’il a invité quelques un des meilleurs rappeurs du cru. C’est devenu LE morceau emblématique de Bruxelles.

Lire aussi : Le rap bruxellois à la recherche de son identité

Lucas Desseigne - Clément Guerre - Alvin Koualef

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