Secrets, rituels et bizutage: bienvenue dans les cercles étudiants 

May 15th, 2014, 4pm

À l’Université Libre de Bruxelles (ULB), les étudiants ont leurs propres traditions : sociétés secrètes, rituels en latin, parodies de baptême … Et ça dure depuis la fin du XIXème siècle. Drapée dans son voile de mystère, la grande famille du folklore estudiantin a ses codes, ses clans, ses secrets jalousement gardés. Les novices n’y entrent qu’après un rite de passage. Les patriarches n’en sortent jamais vraiment. Un véritable parcours initiatique qui s’est donné pour but de perpétuer les valeurs de Théodore Verhaegen, l’illustre fondateur de l’université bruxelloise. Et derrière le pittoresque des traditions se cache un réseau social à l’ampleur inattendue.

« Ad fundum ! » Les ordres du Pharaon ne se discutent pas. Alors le comité se lève et s’exclame à son tour : « Prosit Pharao, prosit Corona ! ». En quelques secondes, la bière disparaît des chopes, engloutie par des têtes coiffées d’une casquette bleue à visière longue. L’audience se rassoit à une table éclairée de bougies, avant d’entonner un « Nini peau d’chien » qui fait trembler les murs de cette petite salle du campus.

Le « cantus », un emblème du folklore : des chants paillards, des règles strictes, de la bière à foison. Ordre de prendre la parole en latin. À tout moment, le Pharaon, maître de la cérémonie, peut décider de vous exclure pour indiscipline.

Mais le cantus n’est pas fait pour les touristes. Seuls ceux qui sont passés par l’épreuve du bizutage ont le droit d’y participer.

cantusPour les 180 ans de l’ULB, le 9 mai 2014, un cantus géant a été organisé sur la place du Palais, en plein centre de Bruxelles.

La bleusaille, un peu plus que le bizutage

Le bizutage, à l’ULB, c’est toute une histoire. Dans leur jargon, on appelle ça « la bleusaille ». D’octobre à novembre, deux mois d’activités pas très ragoûtantes et parfois même humiliantes. Avaler de la nourriture pour chat, se faire baptiser au bleu de méthylène indécrassable, se mettre « la gueule en terre », … Une véritable tradition qui, chaque année, apporte avec elle son lot de polémiques. Mais  la « bleusaille » résiste à la controverse.

Vu de l’extérieur, difficile de comprendre les dizaines de petits nouveaux, « les bleus », qui acceptent de se soumettre à de telles épreuves. Marc* est passé par là. Comme beaucoup, c’est la curiosité qui l’a poussé vers le baptême. L’envie de savoir ce qui se cachait vraiment derrière les cachotteries, les secrets et les rumeurs. Il est allé jusqu’au bout des épreuves, contrairement à certains de ses camarades :

« Je comprends que l’on critique, parce que c’est choquant. Mais ça n’est pas du tout ce qu’on croit. Le baptême m’a permis de rencontrer beaucoup de gens géniaux, de créer des liens forts avec eux. Et ce que l’on fait n’est pas purement gratuit. Derrière tout ça, il y a un sens, une doctrine. On le comprend au fur et à mesure des épreuves. »

La « bleusaille » a un but : inculquer aux « bleus » les valeurs de Théodore Verhaegen, un des fondateurs de l’université bruxelloise en 1834. La solidarité, le partage du savoir, le refus des dogmes et de l’argument d’autorité… La mission se veut donc pédagogique.

La cérémonie du « jugement » conclut la bleusaille. Après des heures enfermé seul, le novice reçoit enfin l’onction de ses aînés. Marc refuse d’expliquer le déroulement exact de l’ultime épreuve. Le dire « enlèverait tout l’intérêt du baptême ». Un peu comme connaître la fin d’un film qu’on a jamais vu. Il se contente de décrire une expérience extrêmement forte, « une véritable leçon de vie ». Secret bien gardé.

Ne brisez pas le cercle

À présent, Marc n’est plus un bleu. Depuis son jugement, il a le droit de porter la « penne », la casquette à visière longue et noire qui marque son appartenance au cercle de Sciences Politiques de l’ULB. C’est souvent là le but des bleus : entrer dans un cercle, ces communautés de baptisés où les amitiés sont nombreuses et faciles. À l’ULB, chaque faculté à son cercle. Il en existe au total plus d’une trentaine. L’équivalent de nos BDE ou CDE, la dimension traditionnelle en plus.

A l’ULB, tous ne voient pas la bleusaille d’un bon oeil. Des cercles fermés sur eux-mêmes, centrés sur la « guindaille ». « Une assemblée de fêtards sans grand intérêt », résume Louise*, ancienne membre d’un cercle. «Pendant la bleusaille, on nous apprend de belles valeurs, le libre examen, le partage, la solidarité… Mais tout ça, c’est dilué dans la bière, on n’en parle plus après le baptême », conclut-elle.

Philippe*, lui, est resté proche de son cercle de Philosophie tout au long de sa scolarité. Il a gravi les échelons jusqu’à organiser les épreuves du bizutage. Et il ne s’est pas arrêté là. Il fait partie d’un ordre, une société secrète d’étudiants et d’anciens ouverte seulement à certains privilégiés.

penneLa penne est l’attribut symbolique des baptisés. Elle porte souvent les stigmates des soirées et des événements qui ont marqué la scolarité de son propriétaire.

L’ordre secret des choses

Les ordres sont au-dessus des cercles étudiants. Y entrer est une sorte de consécration. Le couronnement de tout un parcours au sein du folklore, la reconnaissance de certaines qualités sociales.

Philippe a prêté serment. Il ne peut pas entrer dans les détails ni même nous donner le nom de son ordre. Il en existe plus de dix, avec chacun leurs insondables particularités : les Phallus, les Coquillards, les Templiers, les Dindons, etc.. Une part entière du folklore estudiantin à Bruxelles. Les ordres se posent en gardien des traditions et des valeurs de l’université. Dans leurs réunions hebdomadaires, les membres débattent tout en se livrant eux aussi à la guindaille et aux rituels.

Macchabées+ULB++le+soir+illustre+1931[1]Sur cette photo de novembre 1931, des membres de l’ordre des Macchabées se cachent sous des cagoules à la deuxième rangée. (quevivelaguindaille.be)

Un proche de Philippe lui a proposé d’en faire partie, après une délibération en interne avec les autres « Frères ». Un système de parrainage qui rappelle celui… des francs-maçons.

« Dans les ordres, on a des rites initiatiques, calqués sur ceux de la franc-maçonnerie. Les ordres sont porteurs de valeurs, et moi, ça me permet de me construire intellectuellement, de partager dans l’intimité. On réfléchit, on boit ensemble, on est intégré. Il y a un vrai esprit de solidarité. Mais soyons honnêtes, certains entrent dans les ordres pour les opportunités qu’ils apportent. »

Les membres d’un ordre le demeurent à vie. Le réseau d’anciens à disposition des nouveaux arrivés est donc conséquent. « Tu rencontres un frère dans une entreprise, et les choses sont facilitées », reconnaît Philippe. Mais il assure être entré dans son ordre plus pour leur esprit de camaraderie que par simple opportunisme.

Les personnes interviewées lors de cette enquête nous ont confié qu’ à l’ULB, une large part des professeurs et le président lui-même font partie d’un ordre. Certains d’entre eux seraient également franc-maçons. Philippe l’avoue lui-même, les ordres constituent parfois un tremplin vers cette autre société secrète. « C’est vrai, certains de nos membres sont francs-maçons. Mais il est faux de dire que tous le sont et que les ordres ne seraient qu’une antichambre de cette société là », insiste-t-il. La nuance est faite.

En bon gardien, Philippe taira les secrets gardés depuis des décennies. Une manière d’aiguiser l’appétit des successeurs. A tout prix, il faut garder intact ce qui attire chaque année les plus curieux : les mystères occultes du folklore.

*les prénoms ont été changés.

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Luis, Elise, Chris and Kingston said thanks.

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