Septentrion : objet belge bilingue non identifié pour aventure culturelle

May 15th, 2014, 12pm

C’est à la base « une idée très simple et très géniale » : traduire une revue culturelle néerlando-flamande en français pour faire découvrir le monde de l’autre, en brisant la barrière de la langue entre Flamands et Wallons. C’est la mission de Septentrion, pendant francophone de la revue Ons Erfdeel.

Le pari est audacieux. Qui aurait cru au succès d’une revue de près d’une centaine de pages, qui parait 4 fois l’année, emplie de poésie flamande, d’articles fournis d’essayistes, d’historiens, des dernières actualités dans la mode, l’art plastique, la musique du monde néerlandophone, tout cela traduit en français ?

C’est l’essai un peu osé mais pertinent de Jozef Deleu, poète flamand, rédacteur en chef de la revue durant 43 ans. Pour Luc Devoldère, rédacteur en chef qui a repris le flambeau depuis 2002, c’était « une idée très simple et très géniale : expliquons à un public francophone ce qui se fait et ce qui se passe chez nous ».

Luc Devoldère, c’est un Flamand élégant, courtois et charmant comme le jour, qui va à l’encontre de tous les stéréotypes du Néerlandophone froid, rustaud et aimable comme une porte de prison. Grand homme raffiné, classe en chemise blanche et blazer, yeux bleus à la fois perçants et doux, visage racé, qui mange en mouvements de fourchette délicats sa tarte au chocolat.

L’homme parle 5 langues et a été dans une vie antérieure professeur de grec et de latin, avant de se tourner vers l’édition de publications culturelles. Schuman ou Briand n’auraient pas rêvé d’un Européen plus convaincu de son devoir moral et quasi mystique d’apprendre le plus de langues possibles, pour s’imprégner au mieux des cultures européennes, du monde latin à l’univers germanique.

« C’est un devoir et un travail européen, une main tendue à la francophonie »

C’est lui qui nous retrace, entre incursions d’histoire belge et réflexions métaphysiques sur les différences de culture entre les deux communautés, l’itinéraire de cette revue unique en son genre. Les trois commandements de Septentrion ? Combattre l’ignorance, attiser la curiosité, et si possible, ajoute t-il dans un sourire, procurer du plaisir.

La revue : petite en main, papier glacée, quelques iconographie, mais surtout beaucoup de texte, inscrit en petits caractères sur toute la page, à la manière d’un livre. Seulement deux ou trois pages de pub sur 96 pages. Les dissensions entre Wallons et Flamands ? Il ne les nie pas, mais elles sont bien atténuées, ou plutôt transfigurées en une épreuve que les Belges doivent affronter ensemble au lieu de passer leur temps à se donner des soufflets.

« La bénédiction et à la fois la malédiction de la Belgique, c’est de vivre l’Europe en microcosme. Ce n’est pas facile d’organiser la vie d’un pays avec deux, trois langues officielles ».

Alors pour faciliter une communication rompue, délicate du fait de la barrière linguistique, et peu désirée d’un côté comme de l’autre, Septentrion, c’est un peu un pavé dans la marre, une goutte dans l’océan, pour faire connaître la vie culturelle et sociale de l’autre côté. « C’est un effort que nous faisons. Je veux qu’on ait conscience de cette aventure, de vivre avec deux langues. Il ne faut jamais être indifférent, ou inconscient. Il faut incarner ce multilinguisme ». Dans un pays où il n’y a pas d’espace public commun, où les médias sont clivés entre néerlandophones et francophones, où les institutions et financements culturels fédéraux se comptent sur la moitié des doigts d’une main, on peut encore plus prendre idée du défi un peu fou que cela représente.

Train poétique du plat pays à la Wallonie

L’association néerlandophone Ons Erfdeel possède également une maison d’édition, qui publie essais, livres historiques, anthologies littéraires, toujours dans ce but d’exportation de cette culture néerlandophone et de partage, traduits en français et en anglais. Le dernier né ? Un beau livre, grand format, papier glacé, intitulé Ces trains qui nous unissent. Le topo : quatre écrivains, dont Luc Devoldere, ont emprunté quatre trains à travers la Belgique, qui lient encore une fois les deux régions ennemies, pour une autre manière de voir les territoires, non plus dans le cadre des États-nations et leurs frontières, mais « d’une gare à une autre ».

Pour leurs publications, la maison tire ses revenus avant tout des subventions publiques des Pays-Bas et de Flandres, puis de leurs abonnés et lecteurs, et enfin de leurs « mécènes », terme sur lequel Luc Devoldere insiste. En gros, il s’agit de grandes boîtes flamandes, comme la banque KBC, qui ont leur petite page de pub, mais cela reste très restreint. Il met en avant l’indépendance que cela leur offre à tous, au niveau de leur contenu et de leur ligne éditoriale.

Quant à ces mystérieux abonnés francophones férus de littérature flamande, il faut malgré tout nuancer. Septentrion conserve une diffusion confidentielle, mais stable, et même en légère augmentation, aux dires de Luc Dévoldere. On compte 2 à 3000 abonnés, la moitié en Wallonie, l’autre en France, en particulier en Île-de-France. Un impact donc limité de ce qui peut paraître parfois comme une réelle machine politique d’exportation d’une culture néerlandophone qui cherche à s’affirmer.

Malgré ces très légers souffles nationalistes, on ne peut s’empêcher d’être bon gré mal gré séduit par les paroles de Luc Devoldere et son insatiable espoir dans sa verve savante : « Si l’on tient à la Belgique, il faut se parler, s’aimer. On veut comprendre. Il y a toujours des malentendus, soyons sincères. Avec nos moyens, nous essayons de nous connaître. L’histoire nous a donné ce destin. »

 

 

 

 

Envie d’en savoir plus sur le tumultueux paysage médiatique, politique et culturel belge ?

Cinq points de Marc Sinnaeve, professeur dans la filière journalisme de l’IHECS (Institut des Hautes Études des Communications Sociales), à Bruxelles.

Marc Sinnaeve, professeur section journalisme à l'IHECS

1) Le nationalisme néerlando-flamand et la volonté politique d’affirmation culturelle :

L’exemple de l’organisation du troisième congrès mondial des écoles de journalisme à Malines, en Flandres. Du fait du déplacement du congrès de Bruxelles à Maline, les grands commissaires européens invités pour l’occasion ont refusé de se rendre au congrès, comme José Manuel Barroso.

Mais il faut cependant nuancer, cette volonté d’affirmation d’une culture néerlandophone n’est pas représentative d’un consensus général, elle est issue d’initiatives minoritaires.

 

2) Une conflictualité économique et sociale, un écart de richesse grandissant entre nord et sud :

La situation économique entre Flandres et Wallonie s’est inversée à la fin des années 50 avec la crise industrielle, ce qui s’appelle en Belgique « la Grande Inversion ». Aujourd’hui environ 70% du PIB belge est produit en Flandre, la partie sud est bien plus pauvre.

Les Flamands rechignent donc à payer les rares investissements communs aux deux régions, comme la Sécurité sociale. Cependant, le développement économique de la Flandres à partir des années 60 a été rendu possible par plus d’un siècle d’investissements du sud vers le nord, lorsque la Wallonie était la province la plus riche.

 

3) L’absence d’espace public

Les institutions communes en Belgique peuvent en effet se compter sur les doigts d’une main : la Sécu, la dette publique, les équipes sportives nationales, la monarchie, le parlement et le gouvernement fédéral.

De même au niveau de l’information, il y a une stricte séparation du monde médiatique belge entre les deux langues. Il n’existe que de rares publications bilingues à Bruxelles.

Il y a parfois des initiatives communes entre les deux journaux leaders, Le Soir (wallon) et De Standaard (flamand), comme lors de la crise gouvernementale de plus de 500 jours. Ils ont invité des journalistes des deux côtés à écrire dans l’autre journal, organisant dialogues et débats politiques en commun. Mais cependant, dès que réapparaît un enjeu clivant entre les deux communautés, ces deux mêmes journaux retournent aux armes et s’affrontent de nouveau à coup d’éditoriaux tapageurs.

 

4) L’écran de fumée des menaces séparatistes

Les volontés séparatistes sont le fait de minorités des deux côtés, entre 3 à 5% de la population. Elles sont tout de même plus répandues du côté flamand. Cependant, une séparation du pays ne saurait être possible.

Il existe par exemple toujours beaucoup de dissensions entre Flamands et Hollandais, malgré des initiatives culturelles communes comme l’association Ons Erfdeel. Ancienne puissance coloniale, les Pays-Bas sont majoritairement protestants, alors que la religion catholique domine en Flandres. Plane toujours un certain mépris des Hollandais envers les Flamands, considérés comme des paysans et des rustres.

De même, les Wallons ont également une culture belge bien affirmée, loin du modèle républicain et jacobin français.

 

5) Bruxelles, ville bicommunautaire, condition sine qua non de la Belgique

Avec 1/3 du PIB du pays pour 10% de la population, Bruxelles est définitivement le cœur culturel et économique du pays. C’est une terre d’immigration fertile, ce qui joue administrativement en faveur des Wallons.

Tout nouvel arrivant à Bruxelles doit choisir lorsqu’il s’installe un des deux registres, français ou néerlandais, à la commune (= la mairie). La plupart des gens, même non francophones, choisissent alors le français, toujours plus familier que le néerlandais. Ainsi statistiquement, il n’y a que 10 à 15% de Flamands à Bruxelles si l’on se base sur le critère de la langue, qui est donc faussé. Cela permet aux Wallons de revendiquer un peu plus la capitale.

Autre injustice : la majorité des correspondants de médias étrangers à Bruxelles se tournent également davantage vers les médias francophones pour leurs sources, ce qui conduit à un discours souvent orienté en défaveur des Flamands.

 

 

Et petit bonus final pour finir, petit message d’espoir et de pragmatisme belge.

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Eléa Giraud

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